Jens Petersen, Zürich (CH)

Né en 1976 à  Pinneberg, vit à Zürich Etudes de Médecine à Munich, Lima, New York et Buenos Aires. Actuellement, en formation de médecine spécialisée pour la  neurologie à l'hôpital universitaire de Zurich.

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Jusqu'à ce que la mort

Extrait de roman

 

Contribution aux 33è journées de la littérature allemande à Klagenfurt, juin 2009

 

1

Alex approche de son visage le miroir de poche et voit son image déformée, il se gratte les dents avec un bâtonnet de hêtre, se frotte les aisselles, se passe de l'eau sur la figure et se rase ensuite avec le dernier rasoir tiré de son sac de jute humide. Il regarde dans le miroir et nettoie le sang, finalement il se redresse, tousse et écoute les vibrations de ses bronches encombrées. L'air sent l'hiver. Il pose les mains sur ses reins brisés, observe les tours de la centrale thermique sur l'autre rive, ce qui s'est pris dans les roseaux – des branches rabougries, un morceau de gravats recouvert de neige, un cadavre de poisson gelé. Il tousse à nouveau et crache dans le fleuve.

De l'autre côté, à l'ombre du pilier du pont, se trouve la caravane. Les autres campeurs sont partis depuis un bon moment, reviendront au printemps ou jamais, puisque certains d'entre eux sont déjà vieux depuis longtemps. Ses lèvres tremblent. Deux heures encore d'ici à midi, pense-t-il. Il a dégagé le chemin étroit, éteint le feu de poubelle, retaillé la haie pourtant éparse et enfin versé dans une bouteille d'eau l'essence restante du groupe électrogène. Des nuages passent à travers le ciel. Sur la berge est assis un chien.

La nuit, il a rêvé de Nana. Elle portait son linceul. Son corps était chétif et malingre, des mains tels des râteaux rouillés, posées à plat l'une sur l'autre et maintenues au-dessus de la poitrine creuse. Elle gisait sur le cercueil dans une pièce éclairée par une lumière électrique. Quand Alex finit par se réveiller, sa tête bourdonnait comme par la fièvre et il se tournait dans ses couvertures sales. Il chercha son corps à tâtons, il remit le sac de couchage en place, prit sa main et la caressa.

Nana, murmura-t-il.

Il est assis maintenant sur un rocher près de la rive, il plisse les yeux et écoute en lui-même au beau milieu de cette aube glaciale. Ils sont seuls; les premiers randonneurs n'arriveront que plus tard, seul le chien ébouriffé erre dans le fourré de roseaux, urine sur la borne et boitille vers la forêt, la tête basse, la queue pendante, une cicatrice noire sur le postérieur.

Alex allume la bouilloire, mêle du café à l'eau trouble et pose les médicaments  du distributeur sur la petite table, deux gros jaunes au goût amer et un blanc dans une capsule en sucre avec les lettres d'un groupe qui a fait faillite. Nana est accroupie sur le matelas et écoute la bouche ouverte un concert symphonique à la radio. Alex peut voir qu'elle cligne les paupières, à deux reprises.

Tu crois, dit-il.

Un autre clignement.

D'accord, dit Alex. Un instant.

Il se penche et prend une des seringues jetables dans le frigidaire. Depuis quelques jours tout se resserre à l'intérieur de son corps; jamais il n'a eu de telles crampes, jamais sa tête n'a été aussi vide et si lourde en même temps, si pleine d'élancements, de douleurs aiguës et de ce bruit qui le hante. Parfois il croit entendre des voix. Alors tout serait fini. S'il entendait des voix, il n'avancerait pas un pas de plus, mais ce n'est qu'une sorte de murmure qui disparaît bien souvent dans le néant.

Il adapte l'aiguille à la seringue et l'introduit ensuite presque jusqu'au bout dans le flacon contenant la morphine. Le produit est trop faible pour nuire à Nana; il ne lui ôte même pas la douleur. Il hésite, parcourt ensuite la courte distance de la cuisinière au lit, il entend ses pieds tâtonner sur le sol plastifié. Parfois il se voit en train d'essayer gauchement d'enlever un couvercle ou de ramasser des médicaments tombés par terre. De chanter, de lire quelque chose ou de tenir la main de Nana; de la soutenir et de lui parler, presque comme s'il essayait de recoller avec sa salive quelque chose d'éclaté en millions de particules solides.

Nana est accroupie sur le matelas et fixe le mur nu. Elle frappe avec l'index contre le cadre du vieux lit, un métronome d'artères et de tendons, recouvert de peau.

Voilà du café.

Un clignement faible.

Je te mets du sucre.

Il s'assoit sur le bord du matelas et la regarde, il lui essuie les lèvres avec le bout de la couverture et pose les médicaments les uns après les autres sur sa langue. Il se penche un peu en avant et embrasse ses paupières mates. Elle fait un clin d'œil et mâche bruyamment; il approche la tasse sale de ses lèvres et voit le café couler sur son menton et dessiner sur la couverture de fines taches ramifiées. La musique continue; Mendelssohn-Bartholdy, pense Alex. Autrefois il n'aimait pas Mendelssohn. Aujourd'hui, il est content que Mendelssohn comble ce vide.

Dehors, le chien est revenu.

Un clignement.

Je ne crois pas, dit-il, qu'il appartienne à qui que ce soit. Je crois que ce chien est seul.

Un triple clignement.

D'accord, dit Alex. S'il revient un jour, on le fait entrer.

Sur la table se trouve encore l'assiette de son anniversaire, du pain blanc avec du poisson fumé et quelques feuilles de laitue. Alex ne veut plus en avaler une bouchée. Nana ne peut pas. Pour le chien, pense Alex; si seulement il n'oublie pas de poser l'assiette devant la porte avant de partir. Il aperçoit une tache sur le mur et la nettoie du revers de sa manche. Il remet les tasses en ordre dans l'armoire, se mouche et finalement retire de la table le papier cadeau chiffonné. Il lui a offert une bague comme de coutume ces dernières années. Nana porte treize anneaux sur une chaîne autour du cou parce que ses doigts sont enflés et irrités. Alex a joué de la guitare, allumé une bougie, s'est finalement assis à l'échiquier et a commenté chacun des coups; Nana l'a regardé faire, la bouche ouverte. Plus tard, il lui a lu un passage de son journal intime et lui a massé les épaules et le dos avec un gant chaud.

Soudain le silence. Les piles de la radio sont déchargées. Alex cherche partout, sent une légère panique le gagner. Il cherche dans les tiroirs, sous le lit et même dans la poubelle. Finalement, il retire les piles du boîtier en plastique jaune, les secoue et gagne ainsi quelques minutes. Une tierce, une quinte: le motif vole à son oreille et le traverse.

Puis ils se retrouvent dehors, d'abord derrière la voiture, où Alex soutient Nana tandis qu'elle est assise et expire un souffle condensé. Attendre leur donne froid. Alex se penche en avant, regarde le trou dans le sol et du bout du pied le remplit de neige. Son visage tiraillé par la douleur, ses fesses maigres, les doigts longs et gelés... Il aurait dû aller au village acheter à la pharmacie de l'huile de paraffine; il avait eu la tête  saturée de toutes les autres choses.

Sur un morceau de papier d'emballage, Alex a noté:

1. Rassembler les vêtements, lessive.

Ça, il l'avait fait la veille. Il était allé jusqu'au fleuve et il avait frotté leurs vieilles affaires avec une brosse de chiendent. Le groupe électrogène était encore assez chaud pour sécher le tissu; maintenant, il porte sa chemise du dimanche. Elle portera la veste en laine qu'ils ont trouvée lors de leur dernier voyage à la mer.

2. Nettoyer les chaussures.

Cela aussi, il l'a fait – les bottes marron de Nana, rayées, usées, le cuir décoloré.

3. Condamner les fenêtres.

A quoi bon, pense-t-il seulement. Ce qu'ils ont accumulé serait volé ou, dans le meilleur des cas, mis en pagaille par les gens qui passent leurs nuits près du fleuve, y font des grillades et s'enivrent. Comme si quelques panneaux pouvaient retenir l'un d'entre eux... il a au moins mis sa montre dans une enveloppe et l'a offerte au pompiste sur la route d'Engsiek.

Il la porte pour rentrer, il l'assoit sur le tabouret et commence à lui mettre son soutien-gorge, sa veste et sa jupe en laine. Les articulations de ses genoux craquent. A un moment, elle glisse sur le côté; il a tout juste le temps de la retenir. Sa peau sent la terre humide et la semoule. Cette odeur lui est si familière qu'elle lui manque – qu'elle lui manque physiquement – quand il est dehors, en train de faire des courses ou l'été quand il pêche. Entre-temps, il se lève, s'excuse de lui avoir griffé la peau avec son ongle et dépose un baiser sur ses lèvres. Enfin, il lui pose ses lunettes sur le nez avec précaution.

Comment ça va?

Un clignement.

On part?

Dehors, il vérifie les pneus de la voiture et verse un seau plein d'eau de lavage dans le radiateur. Il se penche sur le métal froid, astique le pare-brise, graisse les pneus et passe quelques gouttes d'encaustique sur le toit ouvrant. Puis il se penche sur le capot du moteur et commence à effacer les traces des années précédentes sur la peinture terne. Un autour. Une pierre tombée du ciel sur la route de la forêt. Il serre les lèvres, frotte et ne pense à rien. Le soleil transperce les nuages pour la première fois depuis le début de l'année. Il lance un regard vers la caravane, les rayons dessinent une tache de lumière sur la coque en métal.

Ils roulent sur l'autoroute. La clarté les éblouit; un blanc éclatant, de temps en temps seulement de la terre gelée dépasse de la neige tel un abcès sale. Des poteaux électriques à l'horizon, figés dans une raideur mortelle. Derrière les collines au nord du canal commence la forêt. Soudain de la bruine, comme autrefois quand ils se sont rencontrés; il met le clignotant, appuie sur la pédale de frein et tourne.

Il s'est dit qu'il allait conduire jusqu'à n'en plus pouvoir, peut-être jusqu'au détroit du Sund, et, sur une nationale, diriger la voiture contre le pilier d'un pont. Il a pensé lui donner ce poison, Phénobarbital, quelque part dans un sombre appartement de Zurich. La faire boire dans un verre tandis qu'un inconnu quelconque se tient en face d'elle le visage immobile. Et lui demande de signer auparavant un papier prouvant qu'elle est consentante. Puis il a vu les photos: les gens qui roulent des yeux, leurs membres qui se crispent dans ce dur et ultime combat. Toutes ces secondes, pendant lesquelles on sait que l'on est mort alors que l'on vit pourtant, du temps pendant lequel on pense probablement, pendant lequel on regrette peut-être, tout en entendant l'écho de ses battements de cœur.

Ils roulent vers l'est, en direction de la mer. La forêt se trouve avant Engsiek. Sur le bord de la B76, près des champs, se dresse le vieux moulin.

Arrêtons-nous, dit Alex, et il s'arrête directement sur le bord de la route. Il ouvre la fenêtre, attrape le manteau de Nana et la tourne un peu sur le siège afin qu'elle puisse regarder dehors. Ses lunettes sont sales. Il les lui enlève, les nettoie avec un mouchoir en papier et les repose finalement sur le nez de Nana. Nana plisse les yeux et acquiesce, du moins le croit-il.

Le moulin est toujours là, mais la partie avant du restaurant s'est effondrée comme une pâte feuilletée remplie d'air. Le crépi est effrité, la porte pend de travers sur ses gonds et sur le mur près d'une fenêtre les garçons du village ont peint des slogans, des éloges de Hitler et autres foutaises comme à l'époque, dans les années où les parents d'Alex se sont rencontrés ici pour la première fois. Cela aussi s'était passé en hiver, les champs ravagés et appauvris, la roue du moulin volée par des pillards, un loup mort de faim dans le lit du fleuve asséché. Ils avaient passé leurs nuits sur le parquet près de la meule, dans une fourrure qui était arrivée de Kiev avec le cercueil de son grand-père.

On poursuit la route?

Un clignement.

Il met le clignotant et repart.

Ils s'arrêtent à un feu, puis à une station-service où il descend pour acheter une tablette de chocolat au café. Il en casse un morceau, ouvre doucement la bouche de Nana et lui pose le chocolat sur la langue.

Qu'est-ce que tu en penses, dit-il.

Nana ne dit rien, mais Alex lit dans son regard qu'elle trouve cela bon.

Tu te souviens, dit-il, comme tu as cuisiné dans le moulin?

Du chou rouge à la vapeur. Du veau bouilli. Des galettes de pomme de terre aux fraises des bois. Des poires nappées. Du magret de canard à l'orange. Des truites du lac de Westensee dont elle ouvrait le ventre, quand elle le pouvait encore, pour en retirer les entrailles sanglantes. Elle mettait les entrailles en tas pour en faire plus tard  de la soupe. Alex avait dissimulé son écœurement, avait préféré sortir et ranger des caisses, balayer la cour ou polir les verres mats. Mais il n'avait jamais supporté bien longtemps d'être seul; à chaque fois il était retourné le dos courbé dans la cuisine, s'était assis sur un tabouret et avait regardé Nana. Ses mains, tachées et lisses, avec des ongles qu'elle avait limés ou coupés et parfois même vernis. Le tablier. Le décolleté. Ses pieds dans des sandales blanches. Cette femme au visage fin, sentant le poisson, les doigts brillants. Plusieurs fois, Alex avait soudain grimpé sur la table, agrippé ses épaules et l'avait embrassée sur la bouche; une fois, ils avaient même fait l'amour parmi les poissons morts.

Il s'arrête de nouveau sur le bord de la route, respire deux fois profondément et glisse encore un morceau de chocolat au café dans la bouche de Nana. Il voit sa main trembler. De la salive coule de ses lèvres. Il retient la salive et se frotte les doigts sur son pantalon.

Le temps passé dans le moulin, ils n'ont pas pu l'oublier, le travail quotidien et les soirées l'un près de l'autre. Plus tard, ils y sont retournés tous les dimanches. Nana était déjà faible, mais la marche de la salle de restaurant n'était pas haute et Nana ne pesait que quarante kilos. Chaque fois, Axel la soulevait de son siège, passait le seuil  avec elle comme une mariée et l'asseyait sur une chaise. Le moulin avait encore été revendu par le propriétaire suivant; le nouveau leur servait des saucisses et du coca. La plupart du temps, ils étaient seuls dans la salle de restaurant; de temps en temps seulement, une jeune famille passait pendant les vacances. Ils emportaient les jumelles du grand-père d'Alex, regardaient les cerfs qui à la lisière de la forêt frottaient leurs bois au crépuscule.

C'est bon, avait dit Nana une fois, tout en mordant dans la saucisse. Le diable sait cuisiner.

Elle n'avait jamais voulu de fauteuil roulant. Des béquilles d'accord, mais pas de fauteuil roulant. Quand elle ne fut plus en mesure de marcher, Alex avait glissé une fois en hiver dans l'entrée qui menait au moulin; il était tombé en arrière et s'était cogné le coccyx contre les pavés. Nana, qui gisait sur son ventre, avait lancé à Alex un regard effrayé à travers les verres teintés de ses lunettes. Elle attendit qu'il se relève. Puis elle éclata de rire. Des larmes lui coulaient le long des joues, elle faisait de grands mouvements avec les bras comme un pingouin, et elle riait, Alex riait avec elle et tentait de la soulever du sol froid. Le cuisinier, un jeune garçon maigre avec une barbichette, les vit à travers la fenêtre et sortit enfin de la cuisine en courant; entre-temps les larmes sur le menton de Nana avaient gelé.

Alex tourne dans la route forestière et roule maintenant plus doucement. Ses pieds sont sourds. Les mains, le corps tout entier n'ont aucune sensation; il n'entend rien et ne voit que la route devant eux, la neige brillante et boueuse. Comme si le don humain d'entrer en contact avec le monde extérieur avait disparu de lui pour toujours. La clairière, exposée au soleil. Il change de vitesse. Soudain une ombre à la fenêtre, un scout, gros, portant une casquette à visière et un bâton de randonneur. Il salue Alex. Alex reste coi un instant, puis il répond au salut. Deux autres scouts sont assis sur une bâche au bord de la clairière, enveloppés dans des couvertures, ils téléphonent; ils ont planté leur tente dans les fourrés.

Alex s'arrête et descend. Ils sont partout; l'un d'entre eux est même assis dans un arbre et observe à la jumelle les pâturages en bordure de forêt.

Bonjour, dit le gros à la casquette.

Bonjour, dit Alex.

Le gros garçon regarde la voiture et fait un signe de tête à Nana.

Vous vous êtes perdus?

Non, dit Alex. Nous venons souvent ici.

Nous aussi, dit le gros.

Eh bien alors, dit Alex.

Qu'est-ce que vous voulez au juste, dit le gros.

Rien, dit Alex.

Vous avez besoin d'aide?

Non merci, dit Alex. Merci beaucoup.

Qu'est-ce qu'elle a la femme? Est-ce que c'est votre femme?

Elle est assez malade.

Excusez-moi, dit le gros.

Pas de mal, dit Alex.

Il connaît ce garçon; c'est le fils d'un vieil original qui autrefois était lié d'amitié avec son père. Le garçon l'a probablement oublié depuis longtemps, car cela fait des années qu'ils ne se sont pas rencontrés. Des images de fête reviennent à l'esprit d'Alex, avec une grande roue, de la barbe à papa et des numéros de cirque; un stand où l'on vendait des petits pains avec du poisson « fraîchement arrivé du fleuve du moulin », à une époque où le moulin appartenait encore à sa mère. Sa mère, en train de vendre du poisson, au début alerte, en tenue, et des années plus tard, voutée, une cigarette à la main, les cheveux décoiffés, les yeux rougis dès le matin par l'alcool.

Pourquoi est-ce qu'elle ne meurt pas comme les autres, avait crié sa mère. Mets-la dans un foyer pour pouvoir t'occuper du moulin. Vivre pour elle, pour une infirme. Nous, on a besoin de toi!

Elle avait pleuré et pris les épaules d'Alex entre ses mains.

Le père était resté assis à côté, fixant le sol du regard.

Nous allons te donner un peu d'argent, avait-il dit, pour qu'elle puisse entrer dans le foyer. Ce n'est pas si minable que ça. Tu ne peux tout de même pas ruiner notre avenir!

Alex enclenche la marche arrière et fait un demi-tour avec la voiture. Le gros se tient tout droit au bord du chemin et fait un salut. L'espace d'un instant, Alex se demande s'il ne va pas aller jusqu'à la caravane; il sent une sueur froide lui couler dans le dos.

Qu'est-ce qu'il y a?, dit-il. Qu'est-ce que tu en penses? Qu'est-ce qu'on fait maintenant?

Il tourne le rétroviseur de côté pour y voir le visage de Nana, inexpressif, dirigé vers la route. Ils roulent quelque temps. Puis il s'arrête de nouveau, cette fois en rase campagne. Au lointain, un remblai. Il attend près de cinq minutes; aucune voiture n'arrive. Il ferme les yeux, écoute la respiration sifflante de Nana, le crescendo et decrescendo. Il ouvre le toit de la voiture, essaye de poser un morceau de chocolat sur la langue de Nana, mais sa main tremble; il laisse tomber la tablette.

Dis quelque chose, dit Alex. S'il te plaît.

Nana regarde fixement devant elle.

Il détache les ceintures, de son côté à elle tout d'abord, puis du sien; ensuite il lui ôte son écharpe et pose la tête dans le creux chaud sous son menton. Il l'entend respirer, pendant des minutes entières. Il veut rester ici pour toujours, en ce jour pluvieux mais ensoleillé à la fois, il veut rester allongé ainsi pour toujours, sur sa menue poitrine, la tenir et l'entendre respirer et penser ce qu'elle pense.

Puis il descend de la voiture, se dirige vers le coffre, en sort la boîte et glisse le pistolet froid dans la poche de sa veste. Il se rassoit dans la voiture et ouvre le toit. Il caresse la joue de Nana, place l'écharpe sur son visage, lui pose l'extrémité de l'arme derrière la tête et tire.

Quand tu auras tiré, tu vas attendre, durant trente secondes. Tu vas t'obliger à regarder. Cela va être difficile de la regarder. Tu vas regarder et si elle respire encore et bouge, tu vas tirer une seconde fois. Sur les signes de mort, tu as lu que certains d'entre eux n'étaient perceptibles qu'au bout d'une heure. Tu n'auras pas autant de temps. Tu sentiras son pouls et si ses yeux sont ouverts, tu les fermeras. Tu te presseras contre son corps tant qu'il sera encore chaud. Puis tu poseras le canon dans le creux sous ton menton. Placeras ta main libre sur la sienne. Peut-être regarderas-tu vers le ciel.

Alex regarde fixement à travers le pare-brise. Quelque chose passe sur le remblai. D'abord, il voit le rouge passer dans son champ de vision, puis le mot TRAIN se forme devant son œil. Il se tourne vers Nana, lui arrache l'écharpe de la tête et la secoue, crie son nom, mais là où était son visage, Alex ne voit plus qu'un caillot de cheveux mouillés et de sang coagulé. Il crie; il s'agrippe à elle, pleure et crie et frappe des genoux et du poing le tableau de bord. Le pistolet est tombé par terre; Alex se penche pour l'attraper, mais n'y parvient pas. Un vide lui comprime les organes à l'intérieur de la poitrine; il crie son nom, se penche, ouvre la porte, s'agenouille sur la terre gelée et fouille l'intérieur de la voiture à la recherche du pistolet. Il se mord l'intérieur de la joue. Touche finalement la crosse.

Il se relève, s'éloigne de la voiture, reste debout un moment. Il ne sait pas où il est, quel jour on est, ni comment il s'appelle. Il tente de se souvenir encore au moins de son nom, d'une chose qui le relie au monde, à lui-même.

Soudain, la phrase lui revient à l'esprit: Puis tu poseras le canon dans le creux sous ton menton.

Il pose le canon sous son menton.

Retourner d'abord à la voiture, pense-t-il.

Il retourne à la voiture, ouvre la porte et se hisse à l'intérieur. Ce qu'il reconnaît de Nana, est devenu pâle, presque transparent. Il la pousse doucement; sa main tombe de ses genoux sur le frein à main, un coup sourd. Il croit qu'elle respire. Il retient son  souffle et regarde un point fixe devant sa poitrine.

Peut-être respire-t-elle.

Il faut qu'il aille chercher de l'aide. Il voit l'intérieur du crâne dans lequel le sang s'est coagulé en un caillot noir. Il s'enfonce dans son siège. Il respire profondément et place le bout du pistolet entre les sourcils, sur la tempe, le met finalement dans sa bouche. Où se trouve le cœur? Au milieu, pense-t-il et place le canon sur sa poitrine. Tu dois tirer précisément au milieu. Alex est assis là, pris de panique. Il fixe le remblai et devant lui le champ dont le blanc moucheté de marron est devenu un fouillis de couleurs explosives. Il pleure et crie, puis se calme. Il compte en son for intérieur. Il écoute, entend les battements de son cœur et laisse retomber le pistolet, il descend de la voiture, reste debout tout d'abord puis commence à marcher. Il marche un moment. Il ne pense à rien. Il ne peut plus penser à rien. Il avance droit vers le remblai.

 

(traduit de l’allemand par Emmanuelle Sejourne)

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